Chapitre 15
— Fichtre ! cria maître Drummond.
Fitch serra les lèvres avec l’espoir – futile, il le savait – de ne pas rougir jusqu’à la pointe des oreilles. En passant près des cuisinières, qui ne se privèrent pas de ricaner, il se força à sourire poliment.
— Oui, maître ?
— Va encore chercher du bois de pommier. Et que ça saute !
— À vos ordres, maître !
Le jeune Haken s’inclina puis fila vers la porte de derrière. Même si de délicieuses odeurs de beurre frit, d’oignons, d’épices et de viande rôtie flottaient dans la cuisine, il se réjouit d’avoir un prétexte pour laisser tomber ses chaudrons sales. À force frotter et de brosser, il avait mal aux mains, et maître Drummond, cerise sur le gâteau, ne lui avait pas demandé de ramener du chêne. Lors de sa précédente intervention, il avait agi comme il fallait, et ça ferait une raison de moins de recevoir une engueulade.
En approchant de la pile de bois, dans la cour, il se demanda pour la centième fois pourquoi le ministre Chanboor avait voulu voir Beata. La jeune fille s’en était réjouie. Mais elles frétillaient toutes dès qu’elles avaient l’occasion d’être en présence du ministre.
Pourquoi un vieil homme grisonnant leur plaisait-il tant ? Fitch ne pouvait pas imaginer vivre assez longtemps pour que ses cheveux blanchissent. Et cette seule idée lui faisait plisser le nez de dégoût.
Quand il fut devant le tas de bois, quelque chose attira son attention. Non loin de là, Farfadet attendait toujours sa maîtresse. Oui, Fitch ne se trompait pas c’était bien la charrette du boucher, pas celle d’un autre fournisseur.
Beata n’était donc pas partie ? Débordé de travail, comme toujours, il ne l’avait pas vue sortir, mais il existait tellement d’autres issues… Jusque-là, il ne s’était même pas posé la question.
Beata était montée depuis plus d’une heure chez le ministre, qui voulait sûrement lui transmettre une commande spéciale pour le banquet. À coup sûr, il devait l’avoir renvoyée depuis un bon moment.
Dans ce cas, pourquoi la charrette était-elle encore là ?
Fitch prit une brassée de bûchettes de pommier. Puis il soupira d’agacement. Le ministre racontait sûrement des histoires à la jeune Hakenne. Pour une raison qui lui échappait, les femmes adoraient l’écouter, et il ne manquait jamais une occasion de leur parler. Chanboor passait le plus clair de son temps avec des femmes. Pendant les banquets ou les réceptions, elles s’agglutinaient autour de lui et gloussaient comme des oies. Par simple politesse, peut-être. Après tout, c’était un homme important.
Avec lui, les femmes ne faisaient montre d’aucune courtoisie, et elles n’écoutaient jamais ses histoires…
De plus en plus maussade, Fitch se dirigea vers la cuisine avec sa cargaison de bois. Ses récits de beuveries étaient drôles à mourir – selon lui – mais les filles ne partageaient pas cet avis.
Morley et ses autres compagnons de dortoir les appréciaient, en tout cas. Ils lui racontaient aussi les leurs, et ils adoraient se soûler, comme lui. Quand le travail et les réunions de repentance leur en laissaient le temps, il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire pour s’amuser.
Après les réunions, lorsqu’ils ne devaient pas retourner aux cuisines, ils pouvaient parler un peu aux filles. Mais comme ses camarades, Fitch trouvait ces séances déprimantes. Entendre toutes ces horreurs vous sapait le moral. Alors, quand on pouvait voler un peu de vin ou de bière, boire pour oublier était une bonne solution.
Quand il eut rapporté une dizaine de brassées de bois, maître Drummond le tira par la manche et lui fourra une feuille de parchemin dans la main.
— Cours donner ça au brasseur !
Comme toujours, avant d’obéir, Fitch se fendit d’une révérence et d’un « À vos ordres, maître ! » Bien qu’il fût illettré, il devina qu’il devait livrer une liste de commandes urgentes pour le banquet. Cette mission, qui ne lui demanderait pas des efforts surhumains, n’avait rien de désagréable. Elle lui donnait l’occasion de s’éclipser de la cuisine, où les délicieuses odeurs lui torturaient l’estomac. Même s’il les goûtait à l’occasion, en toute illégalité, les mets de choix étaient pour les invités, pas pour les garçons de cuisine. Parfois, être un peu loin du vacarme et de la cohue était comme de petites vacances.
Le vieux brasseur, un Anderien aux cheveux rares et grisonnants, marmonna dans sa barbe en lisant la note que Fitch lui avait remise. Au lieu de le renvoyer, il lui demanda de transporter plusieurs gros sacs de houblon – une nouvelle variété qu’il voulait essayer. Chacun savait que le jeune Haken était taillable et corvéable à merci… Tout le monde pouvait lui donner des ordres, et il n’avait pas à discuter.
Eh bien, il n’avait pas vraiment couru pour venir jusqu’ici, et il ne se presserait pas pour retourner aux cuisines ! Il fallait bien payer un prix, lorsqu’on s’offrait un petit moment de calme…
Quand il sortit par la grande porte par où arrivait la plus grande partie des livraisons, il constata que la charrette du boucher était toujours là. Par bonheur, dix sacs de houblon seulement attendaient sur le quai de déchargement.
Il s’attaqua à la corvée, ne traîna pas trop et fut renvoyé aux cuisines dès qu’il eut fini.
Un peu haletant, il remonta les couloirs de service, où il croisa essentiellement des Hakens – sauf à une occasion, ce qui le força quand même à s’incliner bien bas.
Quand il fut remonté au rez-de-chaussée, il s’immobilisa devant la porte de la cuisine.
L’escalier qui conduisait aux étages supérieurs était désert. Il n’y avait personne non plus dans le couloir, et maître Drummond le croirait quand il lui raconterait son histoire de sacs à transporter jusqu’à la brasserie. Occupé par la préparation du banquet, il ne penserait pas à demander combien il y en avait eu. Et même s’il posait la question, il ne perdrait pas son temps à vérifier auprès du brasseur.
Fitch s’engagea dans l’escalier avant même d’avoir pris la décision consciente d’aller jeter un coup d’œil « là-haut ». Sans trop savoir ce qu’il escomptait trouver, pour être franc.
Il était allé quelques fois au premier étage, et une seule fois au deuxième, la semaine précédente, pour monter à Dalton Campbell un repas qu’il avait directement commandé à la cuisine. Un domestique – anderien, tout de même – lui avait ordonné de poser le plateau de tranches de viande sur la table, dans l’antichambre vide du bureau.
Dans l’aile ouest du palais, où se trouvaient les cuisines, les étages supérieurs comptaient beaucoup de bureaux. Celui du ministre était censé être au deuxième étage. Mais selon les rumeurs, il en avait plusieurs. Fitch ne voyait pas pourquoi on pouvait avoir besoin de plus d’un bureau, et personne ne le lui avait expliqué.
C’était aussi dans l’aile ouest, au rez-de-chaussée et au premier étage, que s’étendait la grande bibliothèque d’Anderith. Contenant tous les trésors de la riche et exemplaire civilisation anderienne, elle attirait au palais une foule d’érudits et de gens très importants. La civilisation anderienne, disait-on, était une source de fierté pour ses membres… et un objet d’envie pour tous les autres.
Les appartements privés du ministre étaient au deuxième étage, comme son bureau. Plus jeune que Fitch de deux ou trois ans, sa fille – franchement quelconque, affirmait-on – n’y habitait plus depuis qu’elle était partie pour il ne savait trop quelle académie culturelle. De vieux serviteurs racontaient parfois les mésaventures d’un garde anderien qui avait fini en prison parce que Marcy – ou Marcia, selon le narrateur – avait lancé contre lui une accusation pas très bien définie. D’après certaines versions, l’homme n’avait rien fait du tout, sinon être à son poste dans un couloir. D’autres affirmaient qu’il avait espionné – voire violé – la fille du ministre.
Entendant des voix dans l’escalier, Fitch s’immobilisa, en équilibre entre deux marches. Il tendit l’oreille, le souffle court, puis s’avisa que le bruit montait du couloir du rez-de-chaussée. Et il s’éloignait déjà…
Par bonheur, dame Hildemara Chanboor, l’épouse du ministre, venait rarement dans l’aile ouest. Cette femme comptait parmi les Anderiennes qui faisaient trembler jusqu’à leurs compatriotes. Dotée d’un caractère de cochon, elle n’était jamais contente de rien ni de personne. Des employés avaient perdu leur poste pour avoir simplement osé lever les yeux sur son passage.
Des gens bien informés avaient confié à Fitch que l’aspect physique de dame Chanboor allait avec son détestable caractère. Bref, elle était abominablement laide. Les malheureux qu’elle avait fait renvoyer pour « insolence » étaient devenus des mendiants, faute de retrouver du travail ailleurs.
Les filles de cuisine racontaient qu’Hildemara ne se montrait pas pendant des semaines parce que son mari, excédé, se laissait souvent aller à lui faire un œil au beurre noir. Selon d’autres sources, elle était un peu trop portée sur la boisson. Enfin une vieille servante murmurait qu’elle s’éclipsait de temps en temps avec un amant.
Fitch déboucha sur le palier et constata que les couloirs du deuxième étage étaient déserts. À travers les rideaux, très fins et richement brodés, la lumière du soleil faisait briller le parquet impeccablement ciré. Fitch s’immobilisa et regarda alentour. Deux couloirs s’ouvraient devant lui, et il n’était plus très sûr d’avoir envie de s’y engager.
Que dirait-il si des gardes ou des messagers l’interceptaient ? Pour être franc, se reconvertir dans la mendicité ne lui paraissait pas un destin souriant…
S’il détestait travailler, le jeune Haken adorait manger. Et comme son estomac criait en permanence famine, ce n’était pas une petite affaire. La nourriture qu’on lui donnait n’était pas aussi savoureuse que les délices servis aux hauts fonctionnaires ou aux invités, mais elle se laissait manger, et il y en avait toujours assez. En prime, quand tout le monde avait le dos tourné, ses amis et lui sifflaient joyeusement du vin et de la bière. Non, décidément, il n’avait aucune envie qu’on le jette dehors.
Il avança d’un pas, très lentement, et faillit hurler de douleur quand quelque chose piqua la plante de son pied droit. En plus des repas, une paire de chaussures n’aurait pas été du luxe, mais ce n’était pas prévu dans le budget…
Fitch baissa les yeux et vit qu’il venait de marcher sur une épingle. Celle que Beata utilisait pour fermer son col…
Il la ramassa sans trop savoir ce qu’il devait conclure de cette trouvaille. Et encore moins ce qu’il allait en faire.
La garder et la rendre plus tard à la jeune fille, qui serait sûrement ravie ? Ou la remettre où elle était pour ne pas avoir à expliquer – par exemple à Beata – où et comment il l’avait trouvée ? Que dirait-il si elle apprenait qu’il était monté au deuxième ? Lui, personne ne l’avait invité, et elle croirait peut-être qu’il l’espionnait.
Il se baissait pour reposer l’épingle quand il capta un mouvement – plus précisément, une ombre – dans l’encadrement d’une des premières portes du couloir de droite. Il inclina la tête, tendit l’oreille et crut reconnaître la voix de Beata. Mais n’aurait pas pu le jurer. En revanche, il identifia à coup sûr des rires étouffés.
Fitch regarda de nouveau autour de lui. Il n’y avait personne. Après tout, était seulement sur le palier… Si on le surprenait, il prétendrait être monté pour admirer de loin les superbes parquets du deuxième étage. Et pour contempler de haut, à travers une fenêtre, les champs de blé – la fierté d’Anderith – qui entouraient Fairfield.
Une explication plausible… On lui passerait un savon, sans nul, doute, mais il ne finirait pas à la porte. Pas pour avoir voulu regarder par une fenêtre. Enfin, en principe…
Le cœur battant la chamade et les genoux tremblants, il avança jusqu’à la porte et crut entendre un gémissement de femme. Il lui sembla aussi capter un rire rauque et le halètement d’un homme.
Des milliers de petites bulles étaient pétrifiées pour l’éternité dans le bouton en verre de la porte. Dessous, il n’y avait pas de serrure, donc aucun trou pour regarder. Se mettant à quatre pattes, Fitch se laissa doucement tomber sur le ventre.
Plus il approchait du bas de la porte, mieux il entendait. L’homme qui haletait semblait se livrer à un exercice violent. Les rires sortaient de la gorge d’un autre type. La voix féminine gémissait et sanglotait, mais le son était étouffé, comme si elle ne parvenait pas à reprendre entièrement sa respiration.
Ce devait être Beata…
Fitch plaqua la joue droite sur le parquet de chêne et approcha son visage du pas de la porte. À travers l’interstice, d’environ un pouce, il aperçut les pieds d’une chaise, un peu sur la gauche, et devant eux, une botte noire cloutée d’argent. Puisqu’il n’en voyait qu’une, déduisit-il, l’homme avait dû croiser les jambes.
Le jeune Haken sentit un frisson glacé courir le long de sa colonne vertébrale. Il avait vu l’homme qui portait ces bottes, un peu plus tôt, dans la cour. Le colosse avec une étrange cape, des bagues à tous les doigts et autant d’armes qu’une patrouille entière. En dépassant la charrette, il avait longuement regardé Beata…
Ne localisant pas la source des autres bruits, Fitch se tortilla en silence pour inverser sa position, utiliser son œil gauche et regarder vers la droite de la pièce.
Il se plaqua au battant jusqu’à ce que son nez s’écrase contre le bois…
… et écarquilla les yeux, d’abord d’incrédulité, puis d’horreur.
Beata était allongée sur le sol, sa robe bleue relevée jusqu’à la taille. Les fesses nues d’un homme montaient et descendaient sauvagement entre ses jambes écartées.
Fitch se releva d’un bond, révulsé, et recula de quelques pas. Le souffle coupé, il crut qu’il allait vomir, mais se retint de justesse. L’image des jambes de Beata et des fesses du ministre gravée dans sa mémoire, il se détourna et courut vers l’escalier, des larmes aux yeux. La bouche ouverte, il aspirait de l’air comme une carpe jetée hors de l’eau. Et pourtant, il avait l’impression d’étouffer.
Des bruits de pas le pétrifièrent. Quelqu’un montait. À dix pieds de la porte, et trois des marches, Fitch se demanda ce qu’il pouvait faire, maintenant qu’il était coincé.
Deux femmes montaient en bavardant. Devait-il filer dans le couloir de droite ou de gauche ? Ou était-il déjà perdu, parce que tous les deux étaient des culs-de-sac ?
Allait-il finir en prison, couvert de chaînes, comme le garde de la fameuse histoire ?
Les deux femmes s’arrêtèrent sur le palier du dessous. Des Anderiennes, reconnut-il au son de leur voix. Elles évoquaient le banquet prévu pour le soir, recensant les personnes invitées et celles qui ne l’étaient pas. Même si elles ne parlaient pas très fort, dans son état de surexcitation, il les entendait très clairement. Et s’il leur prenait la fantaisie de monter au deuxième, il était fichu…
Elles discutaient à présent de ce qu’elles porteraient pour attirer l’attention du ministre Chanboor. Fitch en crut à peine ses oreilles. Il espionnait la conversation de deux femmes qui, glosant sur la profondeur de leur décolleté, se demandaient s’il devait suggérer ou laisser apercevoir leurs tétons. Dans d’autres circonstances, des images plus que plaisantes auraient germé dans l’esprit de Fitch. Mais il était coincé en haut de l’escalier, après avoir surpris une scène qu’il n’aurait jamais dû voir. Si les Anderiennes montaient il était bon pour la mendicité. Et peut-être pis…
Une des femmes, moins audacieuse que sa compagne, déclara vouloir être remarquée, certes, mais rien de plus.
L’autre eut un petit rire et affirma qu’elle désirait beaucoup plus que cela. Elle conseilla ensuite à son interlocutrice de ne pas s’en faire, puisque leurs maris seraient ravis de savoir qu’elles… retenaient… l’attention du ministre.
Fitch tourna la tête en direction de la porte. Quelqu’un avait déjà eu cet honneur douteux. La pauvre Beata…
Quand il fit un pas prudent vers la gauche, le parquet grinça, et il s’immobilisa de nouveau, tous les sens aux aguets. Sur le palier du dessous, les deux Anderiennes se moquaient de leurs époux. Le front inondé de sueur, Fitch recula son pied…
Les Anderiennes choisirent cet instant pour s’éloigner. Entendant une porte s’ouvrir, le jeune Haken comprit qu’elles ne monteraient pas, et il eut envie de leur crier de se dépêcher d’aller potiner ailleurs.
Avant que la porte se referme, une des femmes prononça le prénom du mari de l’autre. Dalton…
Fitch allait soupirer de soulagement quand la porte du ministre s’ouvrit, droit devant lui.
Le grand étranger tenait Beata par un bras, la manipulant comme un ballot de linge sale. Puis il la poussa si violemment qu’elle tomba sur les fesses, toujours sans avoir remarqué que le jeune Haken était derrière elle.
Le regard impassible de l’étranger croisa celui de Fitch. Sa longue chevelure noire crasseuse tombant sur ses épaules, il était entièrement vêtu de noir et portait sur la poitrine de larges bandes de cuir croisées. Les armes que Fitch avait vues accrochées à sa ceinture étaient à présent posées sur le sol de la pièce, comme s’il n’en avait pas eu besoin, si l’envie lui en prenait, pour arracher le cœur de quiconque aurait le malheur de lui déplaire.
Quand il se tourna de nouveau vers la porte, Fitch, horrifié, s’aperçut que la curieuse cape était composée de scalps. Il s’agissait bien de cheveux, pas de poils, et il y avait toutes les couleurs possibles, du blond clair au brun foncé.
— Stein ! appela le ministre, toujours dans la pièce.
Le colosse rattrapa au vol une boule de tissu blanc – la culotte de Beata – la déplia entre ses doigts charnus, l’étudia un moment puis la jeta sur les genoux de la jeune fille, qui retenait sa respiration pour ne pas éclater en sanglots.
Stein croisa de nouveau le regard du Haken et lui sourit, ses dents jaunâtres brillant au milieu de sa barbe en broussaille. Puis il fit un clin d’œil complice au pauvre garçon de cuisine.
Comment pouvait-il ne pas s’inquiéter que quelqu’un ait assisté à cette ignoble scène ?
Le ministre sortit, encore occupé à reboutonner son pantalon. Lui aussi sourit, puis il ferma la porte derrière lui et s’engagea dans le couloir.
— Une visite de la bibliothèque vous tente ? demanda-t-il, délicieusement courtois.
— Je te suis, cher ministre, répondit Stein.
Beata resta assise où elle était, la tête baissée, pendant que les deux hommes s’éloignaient en bavardant comme de vieux amis. Brisée par son supplice, elle semblait incapable de se lever, de quitter ce lieu et de retrouver la vie qu’elle menait un peu plus d’une heure avant.
Toujours pétrifié, Fitch espéra qu’un miracle se produirait. Si elle ne se retournait pas, mais se levait et avançait droit devant elle, Beata ne saurait jamais qu’il avait été là, témoin impuissant de son humiliation.
Oui, elle pouvait ne pas le voir, et ce serait un peu comme si rien ne s’était jamais passé.
En étouffant toujours ses sanglots, Beata se releva péniblement, se retourna, aperçut Fitch et eut un petit cri de détresse. Le jeune Haken resta paralysé, accablé d’avoir eu l’idée stupide de monter jusqu’au deuxième pour voir ce qui se passait. Pour avoir vu, il avait vu, et il n’en aurait jamais exigé autant !
— Beata…, souffla-t-il.
Il faillit lui demander si elle allait bien, mais se ravisa à temps. Comment aurait-elle pu aller bien ? Quant à la réconforter, c’était son plus cher désir, mais il ne trouvait pas les mots. Devait-il la prendre dans ses bras et la serrer très fort ? Dans des circonstances pareilles, elle pouvait tout à fait se méprendre sur ses intentions…
Passant du désespoir à la fureur, Beata lui décocha sans crier gare une gifle qui lui fit voler la tête sur le côté, comme si elle avait une envie folle de se détacher de ses épaules. La vue brouillée, Fitch crut apercevoir une silhouette, au fond du couloir, mais n’aurait pas juré que ce n’était pas une illusion. Alors qu’il tentait de se rattraper à la rambarde, il bascula en arrière, puis se réceptionna sur un genou et la paume d’une main. Voyant un éclair bleu passer devant lui, il conclut que Beata s’était engagée dans l’escalier, qu’elle dévalait à toute vitesse, à en juger par le martèlement de ses pieds sur le parquet.
Un côté de la mâchoire en feu, et l’oreille correspondante bourdonnant comme s’il avait été trop près d’une cloche au moment où elle sonnait le tocsin, Fitch n’en revenait pas que Beata ait pu cogner aussi fort. Alors que son estomac menaçait de se retourner, il battit des paupières pour s’éclaircir la vue.
Il sursauta quand une main se posa sur son bras, puis le tira vers le haut. Une fois debout il reconnut Dalton Campbell.
Contrairement à Stein et au ministre, il ne souriait pas, mais dévisageait Fitch à la manière dont Maître Drummond inspectait un flétan à l’odeur douteuse livré par le poissonnier.
— Comment t’appelles-tu, mon garçon ?
— Fitch, messire. Je travaille aux cuisines.
Avec la gifle de Beata et l’angoisse qui lui nouait les entrailles les genoux du pauvre Haken menaçaient de se dérober sous lui.
— Tu es bien loin de tes bases, dirait-on…
— J’ai dû apporter une commande au brasseur… (Fitch inspira à fond pour empêcher sa voix de trembler.) Je retournais aux cuisines messire…
Dalton Campbell serra plus fort le bras de Fitch et le tira vers lui.
— Puisque tu revenais de la brasserie, au sous-sol, pour regagner les cuisines, au rez-de-chaussée, tu dois être un jeune homme travailleur et sérieux. Du coup, je n’ai aucune raison de t’avoir rencontré au deuxième étage, pas vrai ? (Campbell lâcha le bras de Fitch). Donc, nous nous sommes croisés dans le couloir du rez-de-chaussée, où tu courais vers les cuisines. Et bien entendu, tu ne te serais pas permis de faire un détour pour tirer au flanc…
Sa compassion pour Beata oubliée, Fitch entrevit un espoir de ne pas finir à la rue…
— Oui, messire, c’est bien au rez-de-chaussée que nous nous sommes rencontrés.
Dalton Campbell posa nonchalamment une main sur la garde de son épée.
— N’étant jamais monté au deuxième, tu n’as rien pu y voir…
Fitch manqua s’étrangler de terreur.
— Cela va sans dire, messire ! Mais au rez-de-chaussée, je peux avoir, si vous voulez, croisé le ministre, qui m’a gentiment souri… C’est un grand homme, vous savez ! Je ne lui serai jamais assez reconnaissant de donner du travail à un misérable Haken tel que moi.
Les lèvres de Campbell dessinèrent une esquisse de sourire suffisante pour exprimer qu’il était satisfait de ce qu’il entendait. Puis il tapota distraitement la garde de son épée, une arme magnifique dont Fitch ne parvenait pas à détourner le regard.
— Je veux bien agir et être un membre utile du personnel de ce palais, messire. Un employé qui ne rechigne pas à la tâche… et garde son poste jusqu’à la fin de ses jours.
Le sourire de Campbell s’élargit.
— Je suis ravi de te l’entendre dire… Tu m’as l’air d’un garçon intelligent. Si tu tiens tant à servir, puis-je croire que je pourrais compter sur toi, le cas échéant ?
Sans imaginer ce que l’assistant du ministre voulait dire par « compter sur toi », Fitch se fendit à tout hasard d’un « Oui, messire ! » plein de conviction.
— En jurant que tu n’as rien vu ni entendu, sur le chemin de la cuisine, tu me prouves ton potentiel, mon garçon. Et quand on mérite la confiance de ses supérieurs, on finit tôt ou tard par se voir confier de plus grandes responsabilités.
— Des responsabilités, messire ?
Dans les yeux de Campbell, Fitch vit briller l’intelligence matoise que les musaraignes et les rats, avant de périr, devaient contempler dans les yeux d’un souricier.
— Nous avons parfois besoin, parmi le personnel, de jeunes gens avides de gravir les échelons de la hiérarchie. Mais nous verrons plus tard… Continue à te méfier des mensonges qui visent à salir la réputation du ministre, et tu iras sans doute loin…
— Oui, messire. Je déteste entendre dire du mal du ministre. C’est un grand homme, je ne le répéterai jamais assez. Si ce qu’on murmure est vrai, le Créateur nous fera bientôt la grâce de nous doter d’un nouveau pontife, et personne d’autre que lui n’est mieux qualifié pour s’asseoir sur le trône.
— Oui, tu as un sacré potentiel, mon garçon, dit Campbell, de plus en plus souriant. Si tu entends des calomnies au sujet du ministre, je serais touché que tu m’en informes. (Il désigna l’escalier.) À présent, tu devrais retourner à ton poste…
— Messire, si j’entends des mensonges, comptez sur moi pour vous les rapporter. (Fitch fit un pas vers l’escalier.) Je ne tolérerai pas qu’on salisse la réputation du ministre. Ce serait très mal.
— Attends un peu, Fitch ! lança Campbell.
— Oui, messire ?
L’assistant croisa les bras et baissa les yeux sur le jeune Haken.
— Pendant les réunions de repentance, qu’as-tu appris au sujet de la protection du pontife ?
— Le pontife ? (Fitch essuya ses paumes moites sur le devant de son pantalon.) Que tout ce que nous faisons pour le défendre est vertueux.
— Très bien… (Sans décroiser les bras, Dalton se pencha vers le jeune Haken). Puisque tu as entendu dire que le ministre Chanboor devait remplacer le pontife actuel, quelles conclusions en tires-tu ?
Campbell attendait fermement une réponse. Fitch se creusa la cervelle, puis il s’éclaircit la gorge, pour gagner encore un peu de temps.
— Eh bien… S’il doit être nommé pontife, il convient de le protéger de la même façon ?
Voyant Dalton Campbell se redresser et sourire, Fitch devina qu’il avait mis dans le mille.
— Décidément, tu as le potentiel pour grimper dans la hiérarchie, mon garçon !
— Merci, messire. Puisqu’il sera bientôt pontife, je ferai dès aujourd’hui tout ce qui est en mon possible pour défendre le ministre.
— Parfait…, dit Campbell d’une voix étrangement traînante. (Il inclina la tête comme un chat qui suit du regard une proie déjà condamnée.) Si tu nous aides à le protéger, quelles que soient les circonstances, et… hum… le contexte…, ça t’aidera à t’acquitter de ta dette.
— Ma dette, messire ?
— Comme je l’ai dit à Morley, s’il sert bien le ministre, il pourrait obtenir assez vite un nom d’honneur, et un certificat de pureté signé par le pontife en personne. Tu es malin, mon garçon. Je te prédis le même avenir, si tu sais y faire.
Fitch en resta bouche bée. Porter un nom d’honneur était un de ses rêves. Et le certificat prouverait à tous les Anderiens qu’un Haken avait pu se laver de sa souillure originelle et méritait désormais le respect.
Soudain, il se souvint de la première phrase de l’assistant.
— Morley, messire ? Le garçon de cuisine Morley ?
— Oui. Il ne t’a pas dit que je lui avais parlé ?
Fitch se gratta l’oreille, surpris que son ami ait réussi à lui cacher une chose pareille.
— Il ne m’en a pas soufflé mot, messire. Et pourtant, c’est mon meilleur ami.
— Je lui avais conseillé de se taire, et j’apprécie qu’il m’ait écouté. Voilà le genre de loyauté qui pèse lourd dans la balance, quand on veut aller loin… J’attends la même chose de toi. Tu comprends ce que je veux dire, Fitch ?
— Je n’en parlerai à personne, comme Morley. N’ayez pas d’inquiétude, maître Campbell, j’ai saisi.
— Parfait, fit l’assistant avec un petit sourire énigmatique. (Il posa de nouveau la main sur la garde de son épée.) Fitch, quand un Haken a payé sa dette, et obtenu un nom d’honneur, tu sais que la possession d’un certificat l’autorise à porter une lame ?
— Vraiment ? On ne me l’avait jamais dit…
Le grand Anderien fit au jeune Haken un sourire d’adieu, puis il se détourna avec une grâce à la fois féline et aristocratique et s’éloigna dans le couloir.
— Au travail, Fitch ! lança-t-il par-dessus son épaule. Je suis ravi d’avoir fait ta connaissance. À mon avis, nous nous reparlerons un de ces jours…
Peu désireux que quelqu’un d’autre le surprenne au deuxième, Fitch dévala les marches. Des idées contradictoires tourbillonnaient dans sa tête, lui donnant le tournis.
Dès qu’il pensait à Beata, il n’avait plus qu’une envie : voir arriver le soir au plus vite, se repentir avec zèle et prendre la cuite de sa vie.
Ce qu’avait subi la jeune fille lui brisait le cœur.
Mais c’était le ministre – un homme qu’elle admirait, et qui serait un jour pontife – qu’il avait vu entre ses jambes écartées. De plus, elle l’avait frappé, un crime abominable pour un Haken, y compris quand il visait un de ses semblables. Même s’il n’aurait pas juré que cette interdiction s’appliquât aux femmes, il ne s’en sentait pas moins triste et blessé.
Pour une raison inexplicable, Beata le détestait, alors qu’il n’était pour rien dans ses malheurs.
Décidément, il devenait urgent qu’il se soûle !